
Mercredi, 14 octobre 1970
Ce matin-là, dans La Presse, Jean-Paul Desbiens confia dans son éditorial : « personne ne peut venir à bout d’un peuple malgré lui. La force des terroristes réside dans la complicité avec la population. Cette complicité n’existe pas ici. Il y aura encore des actes de terrorisme, mais le terrorisme ne prend pas racine dans notre population. Il demeure un phénomène marginal ».
À 21h00, des personnalités très en vogue firent une conférence de presse pour demander au gouvernement de libérer les « prisonniers politiques ». Parmi ces personnalités on retrouvait principalement René Lévesque, Jacques Parizeau, Claude Ryan et Louis Laberge, parmi les plus célèbres. Ceux-ci se réunirent à toute hâte pour une conférence de presse au cours de laquelle ils imploraient le gouvernement provincial de négocier avec le FLQ pour la libération des « prisonniers politiques ». Je mets ce terme entre guillemets – comme d’autres auteurs d’ailleurs – puisque plusieurs, comme William Tetley, sont en désaccord sur son utilisation. Ce n’est pas parce qu’on s’apprêtait à parler de la Loi des mesures de guerre qu’il fallait nécessairement classer ces voyous sous la bannière injustifiée de « prisonniers politiques ». D’ailleurs, on comptait parmi eux de véritables criminels, tels François Schirm et Edmond Guénette, tous deux condamnés à mort pour double meurtre. On a d’ailleurs survolé leur crime lors d’un chapitre précédent.
Parmi ceux que nous connaissons le plus à travers la présente série documentaire, il y avait aussi Serge Demers, impliqué dans les homicides de Thérèse Morin et Jean Corbo en 1966. Ces hommes-là n’étaient donc pas des enfants de chœur.
Je suis d’accord avec un auteur comme Tetley qui corrige l’utilisation du terme « prisonniers politiques » pour désigner des criminels. En fait, le système judiciaire canadien ne fait aucune différence sur ce qui motive une personne à commettre un crime lorsque le moment vient de rendre un jugement. Un crime est un crime. Peu importe si un meurtre a été motivé par la vengeance, l’honneur, une crise sentimentale ou une opinion politique, ça reste un homicide. La justice canadienne ne devait donc pas les juger comme des « prisonniers politiques », mais comme des accusés qui étaient considérés innocents jusqu’à preuve du contraire.
William Tetley a clairement dénoncé l’utilisation du terme, particulièrement parce que ces seize personnes auraient dû savoir qu’en appuyant le terrorisme c’était aussi une façon d’encourager la chute du gouvernement. Et advenant la « réussite » de cette chute, la population aurait basculé dans une grande incertitude sociale et politique. Tetley soulignera que « les pétitionnaires s’accordaient à ne pas exiger des terroristes qu’ils relâchent les otages, mais à exiger du gouvernement qu’il remette en liberté des terroristes emprisonnés qu’ils qualifiaient de « prisonniers politiques ». Était-ce bien là « lancer » un appel à la démocratique? »[1].

De plus, Tetley soulignait que ces seize personnes n’avaient jamais plus abordé le sujet de cette étrange pétition par la suite, préférant marteler leurs propos sur le sujet de la Loi des mesures de guerre.
Deux jours plus tôt, le 12 octobre, le gouvernement fédéral faisait entrer l’armée dans les rues d’Ottawa. On sentait bien que cette idée s’en venait également pour Montréal, là où le FLQ avait sévi le plus intensément depuis sa création en 1963. Et comme si ce n’était pas assez, le maire de Montréal, Jean Drapeau, contribua à entretenir l’incertitude par ses propos. « Quelques jours plus tard, Drapeau gagnait ses élections avec 94% des voix »[2].
La SQ était littéralement débordée et, toujours selon Germain, le directeur Maurice Saint-Pierre faisait pression auprès de Bourassa pour obtenir l’intervention de l’armée. Il est clair que la police n’y arriverait pas toute seule. On imagine le nombre de pistes à suivre et de personnes à interroger pour tenter de découvrir le filon qui permettrait de conduire les policiers vers la cachette des deux groupes de ravisseurs.
Au matin du 14 octobre, Jean-Paul Desbiens écrivait dans La Presse ce texte prémonitoire : « Quand les terroristes seront coffrés, ils auront un procès selon les lois qui nous gouvernent. Ils traîneront assez longtemps devant les tribunaux pour finir par avoir l’air de victimes et donner l’image de héros dans un journal aussi capitaliste que La Presse, et des avocats sans grève (à quand une grève des avocats?) mangeront les fonds amassés par un comité de bonnes âmes. La société même que les terroristes veulent détruire est assez molle et, indivisiblement, assez généreuse, pour se payer le luxe de les juger longuement et soigneusement. À Cuba, les mêmes hommes seraient tués à vue aussitôt qu’identifiés ».
Nous terminerons ce chapitre par la liste des criminels dont le FLQ exigeait la libération :
Pierre Boucher, 25 ans | Condamné à 16 ans pour trois hold-up |
Cyriaque Delisle, 25 ans | Condamné à vie pour le meurtre des deux employés de l’International Firearms |
Pierre Demers, 21 ans | 12 ans pour hold-up |
Serge Demers, 25 ans | 8 ans pour attentats à la bombe et braquages |
Marcel Faulkner, 25 ans | 6 ans et 8 mois pour hold-up et attentats à la bombe |
Marc-André Gagné, 26 ans | 25 ans pour hold-up |
Pierre-Paul Geoffroy, 26 ans | Prison à vie pour une trentaine d’attentats à la bombe |
Edmond Guénette, 26 ans | Condamné à mort pour vol et double meurtre commis à l’International Firearms |
Gabriel Hudon, 28 ans | 12 ans pour homicide involontaire dans l’affaire du meurtre de Wilfrid O’Neil |
Robert Hudon, 26 ans | 8 ans pour hold-up |
François Lanctôt, 21 ans (frère de Jacques Lanctôt) | Accusé d’avoir planifié un enlèvement |
Gérard Laquerre, 28 ans | 6 ans et 8 mois pour homicide involontaire dans le meurtre de Thérèse Morin |
André Lessard | Accusé de hold-up, déjà condamné pour avoir pris un policier en otage en 1965 |
Robert Lévesque, 29 ans | 7 ans pour homicide involontaire dans le meurtre de Thérèse Morin |
Michel Loriot | Incendie criminel |
Pierre Marcil | Accusé de complot visant à enlever le consul d’Israël à Montréal |
Rhéal (ou Réal) Mathieu, 22 ans | 9 ans pour homicide involontaire dans les affaires de meurtres de Jean Corbo et de Thérèse Morin |
Claude Morency, 19 ans | Accusé de possession de dynamite |
André Ouellette, 31 ans | 10 ans pour hold-up |
André Roy, 23 ans | Accusé d’avoir planifié l’enlèvement de Harrison Burgess, consul américain à Montréal |
François Schirm, 38 ans | Condamné à mort pour le double meurtre de 1965 à l’International Firearms |
Claude Simard, 23 ans | 5 ans et 10 mois pour homicide involontaire dans l’affaire du meurtre de Thérèse Morin |
Réjean Tremblay, 27 ans | accusé de hold-up[3] |
La moyenne d’âge de ces criminels est d’environ 25,7 ans. Devant l’énumération de leurs crimes, pour lesquels ils avaient été condamnés ou étaient en attente d’un jugement, peut-on réellement les qualifier de « prisonniers politiques »?
[1] Tetley, p. 18.
[2] Georges-Hébert Germain, op. cit., p. 154.
[3] Cette liste est tirée du livre de William Tetley, Octobre 1970, dans les coulisses de la Crise, p. 356-358.